La supériorité technologique occidentale est affaiblie par la guerre à bas coût. Certains acteurs pourraient tirer profit de cette situation pour étendre leur emprise ou attaquer l’Occident. Cela exige de revoir les équipements, mais aussi les doctrines d’emploi.
L’évolution rapide de la technologie des drones et des missiles a profondément transformé la guerre telle que nous l’avons connue et pensée depuis quatre décennies. Son essence réside dans une large démocratisation des technologies militaires et duales, qui met désormais à la portée d’États pauvres et d’acteurs non étatiques des systèmes d’armement qui, au XXe siècle, étaient réservés aux grandes puissances économiques et industrielles. Couplée avec internet, smartphones et accès aux services satellitaires (navigation et imageries), cette évolution remet en cause les doctrines militaires établies ainsi que les arsenaux existants.
La grande sophistication des armements et équipements occidentaux, fondée sur les énormes progrès en matière de capteurs, de navigation, de traitement des données et de communication, a permis aux grandes puissances économiques, technologiques et industrielles de traduire leurs avantages dans ces domaines en supériorité militaire écrasante et équiper leurs armées de systèmes atteignant des niveaux de précision sans précédent. Ces armements offraient une létalité, soit par explosif soit par impact direct, avec un degré d’efficacité extrêmement élevé. Avec les avantages technologiques en matière de contrôle, communication et commandement, ces moyens ont rendu possible la mise en œuvre de doctrines de combat interarmes à très haut niveau de coordination et efficacité.
La victoire de la qualité
En 1944-1945, frapper une cible de petite taille en Allemagne nécessitait des centaines de bombardiers lourds et des milliers de bombes. Les calculs de l’USAAF estimaient que la probabilité qu’une seule bombe touche une cible d’environ trente mètres depuis une altitude de 6 000 mètres n’était que de 1,2 %. Pour obtenir une probabilité d’environ 93 % de réussite, il fallait mobiliser près de deux cent vingt bombardiers, soit environ deux mille deux cents aviateurs exposés aux défenses ennemies. Dans la réalité des combats, la précision était encore moindre : en 1943, seuls 16 % des projectiles tombaient dans un rayon de 300 mètres de la cible, un chiffre qui ne s’améliora qu’à 60 % en 1945. Aujourd’hui, grâce aux armes de précision, un seul appareil et une seule bombe guidée de type JDAM, avec un écart probable circulaire (CEP) inférieur à cinq mètres grâce au GPS, ou encore une GBU-39/B Small Diameter Bomb, permettent de placer l’explosif directement sur la cible.
Plus encore, dans la quasi-totalité des cas, les pilotes larguent la munition loin de la cible et hors de portée de la défense aérienne. Dans certains cas, la présence même d’un pilote n’est pas nécessaire. Le fait qu’il faille beaucoup moins de munitions, de plateformes et d’hommes pour détruire une cible tombait d’autant mieux que ces armements si précis étaient aussi extrêmement, voire excessivement, chers. Dans l’offensif comme dans le défensif, la qualité a battu tous les records au point où la quantité a été négligée ou plutôt refoulée. Or, ce refoulé revient avec ce que l’on peut appeler la revanche de la quantité.
La revanche de la quantité
L’exemple le plus frappant et récent vient d’Israël. Pendant la guerre des 12 jours, les batteries THAAD déployées par les États-Unis en Israël ont tiré 100 à 150 intercepteurs. Avant le conflit, ils en disposaient entre 600 et 900, et le rythme de production actuel reste faible : 11 intercepteurs en 2024 et 12 prévus cette année. La manière occidentale de faire la guerre est ainsi profondément bouleversée jusque dans ses axiomes de base.
À lire aussi : Les drones sont-ils toujours redoutables ?
Les challengers sont les systèmes aériens sans pilote (UAS), allant de petits drones bon marché à vue subjective (FPV, First Person View) jusqu’à des essaims sophistiqués. Ils ont démontré leur capacité à neutraliser des actifs de grande valeur – chars, avions, voire navires – pour une fraction du coût.
La revanche des miniatures
Dans la guerre en mer Noire, cette révolution est flagrante : les drones maritimes ont bouleversé les équilibres navals hérités de la guerre froide. Conçus à faible coût, assemblés avec des composants civils et pilotés à distance via des liaisons satellitaires, ces engins autonomes ou semi-autonomes ont permis à l’Ukraine de neutraliser une marine de guerre théoriquement bien plus puissante que la sienne.
L’écart de coût est spectaculaire : un drone de surface explosif ukrainien coûte entre 20 000 et 250 000 dollars, quand les navires russes visés valent des centaines de millions, voire jusqu’à 750 millions de dollars pour le croiseur Moskva coulé en 2022. Le rapport de coût est donc de 1 à 1000, parfois davantage. La guerre navale, longtemps l’apanage des puissances industrielles, devient le terrain d’innovations à bas coût, s’appuyant sur des technologies duales qui sapent la valeur stratégique des plateformes classiques.
Cette transformation, accélérée par des conflits tels que la guerre Russie-Ukraine, le Karabakh, ou encore les affrontements impliquant Israël, le Hamas, le Hezbollah, les Houthis et l’Iran, a mis en lumière des vulnérabilités au sein des forces américaines et alliées.
En Birmanie, les forces anti-junte ont intégré les drones dans une stratégie de guerre asymétrique, complétant la puissance aérienne classique par des alternatives à bas coût. De même, les Houthis au Yémen ont utilisé des drones rudimentaires pour menacer des actifs navals américains sophistiqués, démontrant qu’un acteur non étatique pouvait frapper bien au-dessus de son poids stratégique. Ils ont aussi employé des missiles balistiques, armes autrefois réservées aux puissances industrielles.
Fenêtre d’opportunité
Comme l’adaptation suit difficilement le rythme de l’innovation, elle ouvre une « fenêtre d’opportunité » pour les adversaires. Des nations comme la Chine, la Corée du Nord, le Venezuela ou la Russie pourraient exploiter cet écart afin d’obtenir des victoires stratégiques avant que les contre-mesures ne soient pleinement déployées.
Sur le plan doctrinal, les États-Unis continuent de miser sur la supériorité aérienne et les capacités interarmes. Or, la guerre par drones exige de revoir en urgence doctrine, équipement et organisation. Les alliés, notamment au sein de l’OTAN, connaissent les mêmes problèmes, leurs inventaires manquant eux aussi de capacités intégrées de lutte antidrones.
Enfin, les échelons logistiques, systèmes de communication, postes de commandement ainsi que les bases aériennes et navales doivent être adaptés à un environnement marqué par le feu de missiles balistiques et le harcèlement permanent de drones de toutes tailles. Camouflage, abris et infrastructures enterrées redeviendront des éléments clés de la résilience.
À lire aussi : Micro-drones biomimétiques : l’extension du domaine de la guerre
Trouver une solution prendra du temps, d’autant plus qu’il n’existe pour l’instant aucun consensus permettant d’élaborer des réponses claires, de fixer des objectifs et de passer des commandes. Rappelons que, même pour les chars et les avions entre 1918 et 1939, alors que les leçons tirées de 14-18 nous semblent évidentes et largement partagées, pour les décideurs de l’époque, reconnaître le véritable potentiel des nouvelles technologies, ébaucher des projets d’armement, élaborer des doctrines et organiser unités, formations et logistique fut un processus long, semé de débats houleux et débouchant sur des réponses très différentes chez les Anglais, les Allemands, les Français et les Soviétiques.
Cet écart d’adaptation crée aujourd’hui une fenêtre de faiblesse stratégique où les adversaires pourraient tenter une percée avant la modernisation américaine : invasion de Taïwan par la Chine, agression russe sur le flanc est de l’OTAN, ou usage de la force par la Corée du Nord. L’accessibilité technologique abaisse le seuil d’entrée, permettant à des acteurs secondaires de défier des superpuissances. Cette fenêtre reste toutefois éphémère, ce qui peut paradoxalement accroître les risques d’escalade. Dans un contexte où les États-Unis se désengagent progressivement du bloc qu’ils ont dirigé depuis quatre-vingts ans, la révolution du low cost militaire érode encore la dissuasion conventionnelle occidentale.
La supériorité technologique occidentale est affaiblie par la guerre à bas coût. Certains acteurs pourraient tirer profit de cette situation pour étendre leur emprise ou attaquer l’Occident. Cela exige de revoir les équipements, mais aussi les doctrines d’emploi.
L’évolution rapide de la technologie des drones et des missiles a profondément transformé la guerre telle que nous l’avons connue et pensée depuis quatre décennies. Son essence réside dans une large démocratisation des technologies militaires et duales, qui met désormais à la portée d’États pauvres et d’acteurs non étatiques des systèmes d’armement qui, au XXe siècle, étaient réservés aux grandes puissances économiques et industrielles. Couplée avec internet, smartphones et accès aux services satellitaires (navigation et imageries), cette évolution remet en cause les doctrines militaires établies ainsi que les arsenaux existants.
La grande sophistication des armements et équipements occidentaux, fondée sur les énormes progrès en matière de capteurs, de navigation, de traitement des données et de communication, a permis aux grandes puissances économiques, technologiques et industrielles de traduire leurs avantages dans ces domaines en supériorité militaire écrasante et équiper leurs armées de systèmes atteignant des niveaux de précision sans précédent. Ces armements offraient une létalité, soit par explosif soit par impact direct, avec un degré d’efficacité extrêmement élevé. Avec les avantages technologiques en matière de contrôle, communication et commandement, ces moyens ont rendu possible la mise en œuvre de doctrines de combat interarmes à très haut niveau de coordination et efficacité.
La victoire de la qualité
En 1944-1945, frapper une cible de petite taille en Allemagne nécessitait des centaines de bombardiers lourds et des milliers de bombes. Les calculs de l’USAAF estimaient que la probabilité qu’une seule bombe touche une cible d’environ trente mètres depuis une altitude de 6 000 mètres n’était que de 1,2 %. Pour obtenir une probabilité d’environ 93 % de réussite, il fallait mobiliser près de deux cent vingt bombardiers, soit environ deux mille deux cents aviateurs exposés aux défenses ennemies. Dans la réalité des combats, la précision était encore moindre : en 1943, seuls 16 % des projectiles tombaient dans un rayon de 300 mètres de la cible, un chiffre qui ne s’améliora qu’à 60 % en 1945. Aujourd’hui, grâce aux armes de précision, un seul appareil et une seule bombe guidée de type JDAM, avec un écart probable circulaire (CEP) inférieur à cinq mètres grâce au GPS, ou encore une GBU-39/B Small Diameter Bomb, permettent de placer l’explosif directement sur la cible.
Plus encore, dans la quasi-totalité des cas, les pilotes larguent la munition loin de la cible et hors de portée de la défense aérienne. Dans certains cas, la présence même d’un pilote n’est pas nécessaire. Le fait qu’il faille beaucoup moins de munitions, de plateformes et d’hommes pour détruire une cible tombait d’autant mieux que ces armements si précis étaient aussi extrêmement, voire excessivement, chers. Dans l’offensif comme dans le défensif, la qualité a battu tous les records au point où la quantité a été négligée ou plutôt refoulée. Or, ce refoulé revient avec ce que l’on peut appeler la revanche de la quantité.
La revanche de la quantité
L’exemple le plus frappant et récent vient d’Israël. Pendant la guerre des 12 jours, les batteries THAAD déployées par les États-Unis en Israël ont tiré 100 à 150 intercepteurs. Avant le conflit, ils en disposaient entre 600 et 900, et le rythme de production actuel reste faible : 11 intercepteurs en 2024 et 12 prévus cette année. La manière occidentale de faire la guerre est ainsi profondément bouleversée jusque dans ses axiomes de base.
À lire aussi : Les drones sont-ils toujours redoutables ?
Les challengers sont les systèmes aériens sans pilote (UAS), allant de petits drones bon marché à vue subjective (FPV, First Person View) jusqu’à des essaims sophistiqués. Ils ont démontré leur capacité à neutraliser des actifs de grande valeur – chars, avions, voire navires – pour une fraction du coût.
La revanche des miniatures
Dans la guerre en mer Noire, cette révolution est flagrante : les drones maritimes ont bouleversé les équilibres navals hérités de la guerre froide. Conçus à faible coût, assemblés avec des composants civils et pilotés à distance via des liaisons satellitaires, ces engins autonomes ou semi-autonomes ont permis à l’Ukraine de neutraliser une marine de guerre théoriquement bien plus puissante que la sienne.
L’écart de coût est spectaculaire : un drone de surface explosif ukrainien coûte entre 20 000 et 250 000 dollars, quand les navires russes visés valent des centaines de millions, voire jusqu’à 750 millions de dollars pour le croiseur Moskva coulé en 2022. Le rapport de coût est donc de 1 à 1000, parfois davantage. La guerre navale, longtemps l’apanage des puissances industrielles, devient le terrain d’innovations à bas coût, s’appuyant sur des technologies duales qui sapent la valeur stratégique des plateformes classiques.
Cette transformation, accélérée par des conflits tels que la guerre Russie-Ukraine, le Karabakh, ou encore les affrontements impliquant Israël, le Hamas, le Hezbollah, les Houthis et l’Iran, a mis en lumière des vulnérabilités au sein des forces américaines et alliées.
En Birmanie, les forces anti-junte ont intégré les drones dans une stratégie de guerre asymétrique, complétant la puissance aérienne classique par des alternatives à bas coût. De même, les Houthis au Yémen ont utilisé des drones rudimentaires pour menacer des actifs navals américains sophistiqués, démontrant qu’un acteur non étatique pouvait frapper bien au-dessus de son poids stratégique. Ils ont aussi employé des missiles balistiques, armes autrefois réservées aux puissances industrielles.
Fenêtre d’opportunité
Comme l’adaptation suit difficilement le rythme de l’innovation, elle ouvre une « fenêtre d’opportunité » pour les adversaires. Des nations comme la Chine, la Corée du Nord, le Venezuela ou la Russie pourraient exploiter cet écart afin d’obtenir des victoires stratégiques avant que les contre-mesures ne soient pleinement déployées.
Sur le plan doctrinal, les États-Unis continuent de miser sur la supériorité aérienne et les capacités interarmes. Or, la guerre par drones exige de revoir en urgence doctrine, équipement et organisation. Les alliés, notamment au sein de l’OTAN, connaissent les mêmes problèmes, leurs inventaires manquant eux aussi de capacités intégrées de lutte antidrones.
Enfin, les échelons logistiques, systèmes de communication, postes de commandement ainsi que les bases aériennes et navales doivent être adaptés à un environnement marqué par le feu de missiles balistiques et le harcèlement permanent de drones de toutes tailles. Camouflage, abris et infrastructures enterrées redeviendront des éléments clés de la résilience.
À lire aussi : Micro-drones biomimétiques : l’extension du domaine de la guerre
Trouver une solution prendra du temps, d’autant plus qu’il n’existe pour l’instant aucun consensus permettant d’élaborer des réponses claires, de fixer des objectifs et de passer des commandes. Rappelons que, même pour les chars et les avions entre 1918 et 1939, alors que les leçons tirées de 14-18 nous semblent évidentes et largement partagées, pour les décideurs de l’époque, reconnaître le véritable potentiel des nouvelles technologies, ébaucher des projets d’armement, élaborer des doctrines et organiser unités, formations et logistique fut un processus long, semé de débats houleux et débouchant sur des réponses très différentes chez les Anglais, les Allemands, les Français et les Soviétiques.
Cet écart d’adaptation crée aujourd’hui une fenêtre de faiblesse stratégique où les adversaires pourraient tenter une percée avant la modernisation américaine : invasion de Taïwan par la Chine, agression russe sur le flanc est de l’OTAN, ou usage de la force par la Corée du Nord. L’accessibilité technologique abaisse le seuil d’entrée, permettant à des acteurs secondaires de défier des superpuissances. Cette fenêtre reste toutefois éphémère, ce qui peut paradoxalement accroître les risques d’escalade. Dans un contexte où les États-Unis se désengagent progressivement du bloc qu’ils ont dirigé depuis quatre-vingts ans, la révolution du low cost militaire érode encore la dissuasion conventionnelle occidentale.
Par Gil Mihaely Revue Conflits.